Approcher qui souffre — Pastorale de la santé

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Pastorale de la santé

Approcher qui souffre

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"Approcher la personne qui souffre" : ce texte très concret et formateur, donné par Philippe Bacq aux responsables SEM fin 2010 à la Conférence des Evêques de France, est devenu public.

 

Intervention de Philippe Bacq

jésuite, théologien à Bruxelles.
Recueilli dans "Pollen" Rencontre nationale SEM 2011

Philippe Bacq est belge, jésuite et professeur au Centre International « Lumen Vitae » à Bruxelles. Théologien connu pour ses travaux sur la « pastorale d'engendrement », il est d'ailleurs le co-auteur avec Christoph Théobald de plusieurs livres sur ce thème comme Passeurs d'amour. Autour d'une pastorale d'engendrement.
                                                                                                                     Lumen Vitae/Novalis/Editions de l'Atelier. 2008.

 

                                  
Comment visiter un malade
 

 

« Que veux-tu que je fasse pour toi ? »

« Je vais vous proposer un itinéraire :


1. La personne qui souffre : qui est-elle ?
2. Nous, qui allons la visiter : qui sommes-nous ?
3. La manière d’être en relation du Christ dans les Evangiles.
4. Relire notre mission à la lumière de l’Evangile. »

 

Vous entendrez vite que je souffre d’un défaut de prononciation, comme l’a dit Hubert ; cela n’a rien à voir avec l’accent belge… Mais il y a quelques consonnes et quelques voyelles qui sont restées attachées au bistouri du chirurgien et il ne me les a pas rendues après l’opération. N’hésitez surtout pas à me faire signe si vous ne me comprenez pas bien.
Quand Hubert m’a invité, j’ai tout de suite accepté parce que j’ai vraiment une dette de reconnaissance envers tous ceux et celles qui sont venus me visiter quand j’étais à l’hôpital et qui m’ont encouragé après. Je ne sais si vous vous rendez compte du réconfort que vous pouvez apporter aux personnes qui souffrent. De cela, je peux vraiment en témoigner. Votre présence auprès d’elles peut être un soutien qui n’a pas de prix.

 

1. La personne souffrante.

 

Vous êtes surtout en relation avec des personnes qui souffrent de maladie, de vieillesse, ou d’isolement. Ce n’est pas tout à fait pareil ; on peut apprendre à vieillir, on peut apprendre à vivre en solitude, mais nous n’apprenons pas à être gravement malade ; nous le devenons un jour ou l’autre, le plus souvent sans nous y attendre. La maladie, c’est comme une voleuse, elle vient on ne sait pas quand et elle vous prend ce que vous aimez… Ce caractère imprévisible la distingue de la vieillesse ou de l’isolement, mais il y a aussi des convergences qui permettent d’aborder ces différentes situations ensemble.

La souffrance ? Une perte de l’image idéale de soi.

La personne qui souffre est en train de perdre l’image idéale qu’elle avait d’elle-même. Elle était dynamique, disponible, active. Elle aimait s’occuper de ses enfants, de ses petits enfants ; elle faisait ses courses, du shopping, allait au cinéma, et du jour au lendemain, elle perd tous ses points de repère familiers. Elle devient « autre ». Elle vous le signifie lorsqu’elle dit par exemple : « c’était avant ma maladie ». La maladie grave vient, comme un couperet, diviser la vie en deux. Il y a un « avant », il y a un « après ». Elle fait perdre au malade toutes les balises qui lui donnaient une identité personnelle et sociale : « C’était un grand avocat, un grand médecin, il avait pas mal de clientèle … » et maintenant ce grand médecin est au lit et il est contraint de faire le deuil de l’image qu’il avait de lui-même au moment où il était en activité.
Or, quand nous perdons cette image, nous avons le sentiment de nous perdre nous-mêmes ; nous sommes atteints dans notre identité la plus intime. Des malades ou des personnes âgées vous diront : « La vie m’a tout pris ; à quoi est ce que ‘ je sers’ encore… Je ne vaux plus rien… ». Ils sont subitement devant un vide et ils ont le sentiment de sombrer Je me souviens bien de ce vide, quand le stomatologue m’a dit : « c’est de l’ordre d’un cancer… ». On n’entend pas ce diagnostic sans perdre pied. On le sait : rien ne sera plus jamais comme avant.
Perdre l’image de soi, c’est donc se perdre un peu soi-même. Pourquoi ? Parce que, dans la vie courante, nous nous identifions à l’image que nous avons de nous et que les autres nous renvoient. C’est cette représentation qui nous fait vivre. Et tout d’un coup, quand nous perdons cette image, nous avons le sentiment très profond de nous perdre nous-mêmes. Pour nous, la vie n’a plus de sens ; nous sommes confrontés à une réelle mort.
Qui plus est, la société qui est la nôtre et qui a été si bien analysée ce matin, n’aide pas du tout les personnes fragilisées. Au contraire, la publicité ne cesse de leur rappeler que pour être considéré, il faut être jeune, travailler, avoir un réseau de relations… Et elles ne correspondent plus du tout à cette image. Elles vivent donc un deuil qui va à contre courant de ce que notre culture appelle une vie réussie. En plus de leur souffrance, elles se sentent donc exclues, un peu comme si elles étaient laissées pour compte sur le bord de l’autoroute alors que, sous leurs yeux, les voitures filent à 220 -240 à l’heure (on transgresse encore souvent la limitation des vitesses en Belgique)

La manière de réagir est très variable.

Certains, certaines réagissent en régressant dans l’enfance ; ils retournent inconsciemment à cette période de leur vie où ils n’exerçaient pas de responsabilités et où les autres prenaient soin d’eux. Quand on entre dans un milieu hospitalier, tout concourt à vous faire revisiter votre enfance ; on commence par vous donner un petit bracelet à mettre à votre poignet avec votre nom et le n° de votre chambre, pour si jamais vous vous perdiez… Et puis, on vient faire votre toilette, on vous apporte à manger... Tout vous conduit à redevenir dépendant de votre milieu.

Pour les personnalités fortes, ce peut être l’inverse, ce peut être la révolte. La révolte contre n’importe qui, le médecin qui les a opérées, les infirmières qui font mal leur travail, ou contre vous, qui venez près d’elle… Et si ces personnes sont croyantes, ce peut être la révolte contre Dieu : « Pourquoi accepte-il cela ? Pourquoi moi ? » Et si ce n’est pas la révolte contre les autres, ce peut être la révolte contre elles-mêmes sous forme de culpabilité : « Qu’est-ce que j’ai fait pour en arriver là ? À quoi n’ai-je pas fait attention ? Est-ce que je n’aurais pas pu l’éviter ? »

Ce peut être aussi la jalousie et c’est important de le savoir. Les personnes souffrantes ont tendance à projeter sur les autres les images d’elles-mêmes qu’elles sont en train de perdre. Et notamment, elles peuvent les projeter sur vous qui venez les visiter. Vous pouvez aller et venir à votre guise, vous occuper de votre famille, exercer votre métier, et elles ? Et vous voilà investi d’une image idéale, comme si pour vous, visiteur, visiteuse, il n’y avait pas de problèmes dans votre vie et que tout allait très bien… Il y a donc différents obstacles qui se dressent entre la personne qui souffre et celui ou celle qui s’approche pour lui parler et lui tendre la main. Régression, révolte, culpabilité, jalousie, quel est le sens profond de ces réactions ou d’autres similaires ?

La personne qui souffre crie que la souffrance n’a pas de sens.

Elles sont une immense protestation contre la souffrance. Ces personnes fragilisées crient que la souffrance n’a pas de sens. Celle-ci surgit comme une intruse, elle s’installe comme une étrangère, elle n’a pas sa place dans nos vies ; elle ne devrait pas survenir ; elle fait violence à la vie. Elle est profondément irrationnelle et c’est toute la difficulté d’en parler. Parler de la souffrance, c’est chercher à lui donner une signification, mais les personnes qui souffrent nous disent qu’elle est un non sens. C’est la raison pour laquelle nous sommes si souvent sans parole en leur présence.

Et, à y réfléchir un peu, elles ont raison. En elle-même, la souffrance n’a pas de sens. C’est important, notamment pour nous chrétiens, d’être convaincu de cela. La souffrance n’est jamais une valeur que nous pourrions rechercher pour elle-même. C’est tellement vrai que, dans notre culture, ceux et celles qui recherchent la souffrance sont considérés comme des malades. Depuis Freud, on les appelle des « masochistes ». Depuis toujours, fort heureusement, l’humanité fait tout ce qu’elle peut pour combattre la souffrance et la faire reculer. C’est une réaction de santé qui consonne tout à fait avec l’Evangile.
Car Jésus non plus n’a pas recherché la souffrance ; il a passé toute sa vie à guérir les malades et au moment où lui-même est confronté à sa passion, il supplie le Père de le délivrer de cette heure qui se profile devant lui. Heureusement, l’évangile nous montre ainsi que Jésus n’était pas masochiste…

Mais la souffrance peut être une occasion de grandir en humanité

En elle-même, la souffrance dont nous parlons –maladie, isolement, vieillesse- n’a pas de sens. Mais il faut aussitôt ajouter qu’elle peut être l’occasion d’une traversée qui peut déboucher sur une croissance en humanité. Nous ne le saurions peut-être pas si des personnes autour de nous ne nous aidaient à en prendre conscience. Dans ce domaine, certains malades qui nous précèdent dans la maladie nous rendent un service inestimable. Ils nous aident à comprendre qu’on peut glisser dans la maladie, la solitude ou la vieillesse sans perdre sa dignité humaine. Vivre la souffrance comme un passage, consiste tout d’abord en une prise de conscience : « Je peux ne pas m’identifier à cette image de moi qui me faisait vivre jusqu’alors. Je peux la perdre sans me perdre totalement moi-même. Je suis plus que cette image et je peux continuer à vivre en toute dignité alors que je ne suis plus conforme à cette représentation là de moi. Je suis aussi autre que je ne pensais, capable de ressources que j’ignorais ». C’est cette traversée là, que toute personne qui souffre, est en train de faire. Quand elle émerge de ce long exode, elle cherche moins à trouver son identité dans des activités, des fonctions, un statut social à conserver… Elle passe progressivement d’une vie centrée sur le faire à une vie plus abandonnée « au jeu du désir » : le désir de vivre ses relations et d’en susciter de nouvelles dans la vérité, la simplicité, l’authenticité. Une renaissance est alors possible à l’intérieur même de la maladie de la vieillesse ou de l’isolement, mais elle dépend beaucoup de la réaction de l’entourage. La personne souffrante trouvera-t-elle auprès d’elle un « passeur » ou une « passeuse » de vie ? Cette question nous conduit à la deuxième étape de notre parcours.

 

2. Et nous qui allons visiter ces personnes,

qui sommes-nous ?

 

Nous tous, rassemblés ici aujourd’hui, nous sommes chrétiens. Je ne prends pas ce mot dans son sens institutionnel. Institutionnellement parlant, d’un point de vue canonique, le chrétien est celui qui est baptisé, mais vous savez bien qu’on peut être baptisé sans vivre la vie chrétienne, sans même désirer la vivre.

Des chrétiens envoyés auprès de ces personnes par l’Eglise

Je prends ici le mot en son sens existentiel qui est celui de l’Evangile. Le chrétien est celui qui a découvert un jour la personne du Christ et qui vit avec lui une relation d’amitié. Il le prie de façon personnelle et il le célèbre publiquement avec d’autres croyants. Il a fait du Christ la référence principale de toute son existence, de telle sorte qu’il ne serait plus tout à fait lui-même si la personne du Christ n’existait pas dans sa vie. Au cœur de ce compagnonnage avec le Christ, la participation à la vie sacramentelle de l’Eglise est importante pour lui, car nous pensons qu’elle nous communique la vie même de Dieu. C’est ce que nous avons appris depuis notre plus jeune âge : nous naissons à la vie de Dieu par le baptême, nous la nourrissons par l’eucharistie dominicale, nous la retrouvons quand nous l’avons perdue par le sacrement de réconciliation, nous devenons des chrétiens adultes par le sacrement du mariage ou de l’ordre et nous entrons pleinement dans la vie éternelle par l’onction des malades. C’est la théologie la plus traditionnelle de l’Eglise : nous devenons fils et filles de Dieu et nous progressons dans cette filiation grâce aux sacrements.

Nous sommes chrétiens, mais nous ne sommes pas des chrétiens qui vivons simplement de l’évangile. Au contact du Christ, nous avons entendu un appel très personnel à aller visiter les personnes qui souffrent de maladie, de vieillesse ou d’isolement. Cet appel a été authentifié par les responsables de la communauté chrétienne à laquelle nous appartenons et c’est elle qui nous envoie auprès de ceux et celles que nous visitons, de telle sorte que nous sommes auprès d’eux les représentant de l’Eglise.


La difficulté de la rencontre

Dès lors, il peut se passer ceci : comme chrétiens et comme représentants de l’Eglise, nous avons à cœur d’annoncer la personne du Christ aux personnes que nous allons visiter. Nous pensons assez naturellement que si le Christ est précieux pour nous, il devrait l’être aussi pour elles. Et nous désirons leur proposer les sacrements qui peuvent les aider dans leur épreuve : la réconciliation, l’eucharistie -ou au moins la communion- et l’onction des malades.

Mais en réalité, nous ignorons si ces personnes ont aussi découvert la personne du Christ dans leur vie. Même si elles sont baptisées, la rencontre existentielle avec lui n’a peut-être pas eu lieu. De plus, nous ignorons si les sacrements de l’Eglise sont désirables pour elles, s’ils peuvent vraiment les aider dans leur situation de souffrance. Nous attendons un signe de leur part, mais souvent, de nombreuses visites se succèdent sans que ces personnes ne fassent aucune allusion à la foi chrétienne. Elles ne vous invitent pas à prier avec elles, elles ne demandent pas les sacrements de l’Eglise et nous sentons bien que le moment n’est pas venu de leur en parler. Cela ne convient pas et nous ne le faisons pas. Mais alors, nous risquons de nous culpabiliser : Sommes-nous encore les témoins du Christ ? Sommes-nous encore les envoyés de l’Eglise ? Et si la vie de Dieu se communique par les sacrements, ne privons nous pas ces personnes d’une rencontre capitale avec lui ? Et nous voilà avec nos questions, auprès d’une personne, qui elle est dans un trou noir ; elle est en train de perdre l’image qu’elle avait d’elle-même et elle nous crie de multiples manières que sa vie n’a plus de sens.

Vous le sentez bien : si pour nous, le plus important c’est d’annoncer le Christ et proposer les sacrements de l’Eglise, nous risquons de ne jamais entendre le cri du malade, qui a commencé lui, une traversée qui peut l’éloigner de Dieu et de l’Eglise. Bien entendu, s’il est lui-même vraiment chrétien, la rencontre peut se passer beaucoup plus aisément. Mais même alors, sommes nous d’abord auprès de lui un « passeur » ou une « passeuse » de vie qui peut l’aider à traverser l’épreuve qu’il affronte ?


3. La manière du Christ

dans les évangiles.

 

Dans les récits évangéliques, Jésus est continuellement en relation avec les personnes qui souffrent. Que ce soient des malades, des possédés, des pauvres, que se soient des païens ou des personnes exclues, des femmes, des enfants, des pécheurs… Il est tout le temps en relation avec des personnes qui sont dans une « traversée » similaire. Or, quelle est, dans les récits évangéliques, la manière du Christ dans ces différentes rencontres ?

Ce n’est pas d’abord d’annoncer ou de proposer quoi que ce soit. C’est d’abord une question : « Que veux tu que je fasse pour toi ? » C’est ainsi par exemple qu’il s’adresse à l’aveugle Bartimée qui crie vers lui le non sens de sa vie. Que puis-je devenir pour toi ? Que pouvons-nous devenir l’un pour l’autre ? D’abord et avant tout, il écoute le cri de celui ou celle qui vient à lui ; il entre dans son désir et il y répond par des paroles et des gestes qui sonnent justes au moment même de la rencontre. C’est ainsi qu’il est lui-même « sacrement » de Dieu par sa manière d’être en relation. Il rend réellement Dieu présent au cœur de la rencontre même s’il ne parle pas de lui à ce moment là. Il fait faire l’expérience de sa présence, par son respect, sa douceur, une parole et un geste qui restaurent. Il communique la vie de Dieu par des paroles qui font la vérité et des gestes qui donnent la vie. Et il constate parfois, comme pour ce paralytique : « Tes péchés sont pardonnés ». Pourtant cet homme n’a pas confessé ses péchés ; Jésus ne lui a pas demandé de le faire et il ne dit pas : « Je te pardonne tes péchés », mais « ils sont pardonnés », ils le sont par Dieu lui-même, rendu présent au cœur de la relation qui s’est instaurée entre Jésus et cet homme immobilisé sur son grabat.

Or, et c’est tout à fait remarquable, dans les récits synoptiques, quand Jésus a guéri quelqu’un, il ne lui demande jamais après : « Et maintenant que tu es guéri, est ce que tu crois que je suis le fils de Dieu ? » Jamais. Jamais non plus il ne lui propose : « Et maintenant que tu es guéri est ce que tu veux me suivre et venir dans le groupe de mes disciples? » Nous dirions aujourd’hui : « Ne veux-tu pas devenir chrétien ? » Jamais. Au contraire, après avoir guéri ce paralytique, il lui dit « Prends ton brancard et rentre chez toi », vis ta vie et non pas : « Prends ton brancard et suis- moi. » Non, il est totalement décentré de lui-même, pour être totalement présent au désir de l’autre.

C’est comme s’il évitait de rendre une personne qui souffre dépendante de lui. Par ailleurs, il va en appeler certains à le suivre, mais précisément, ce seront des personnes qui n’ont pas besoin de lui pour vivre. Ce sont quelques pécheurs au bord du lac qui exercent leur métier, qui vont très bien, qui n’ont besoin de rien. Eux, il les interpelle par une parole forte : « Derrière moi, je ferai que vous deveniez pécheurs d’hommes ». Mais il n’adresse jamais une telle parole à une personne qui est en souffrance. Là, il adopte une toute autre attitude, celle d’un dialogue en vérité qui permet à la vie de refaire surface.

Cette manière d’être se reflète aussi dans son enseignement. Prenez par exemple le « sermon » sur la montagne au ch. 5 de l’Evangile de Matthieu. Jésus vient de guérir des malades venus de tous les coins de Judée et même du territoire païen. Guérir, faire du bien est pour lui la chose principale. Après, il enseigne, mais pas avant. C’est important pour nous. Il convient de vivre d’abord une relation de réciprocité qui fait du bien à celui ou celle que nous visitons et à nous-mêmes. Après, peut-être, une parole d’évangile explicite pourra naître du cœur de la rencontre, mais pas d’emblée…
Et quand Jésus enseigne cette foule disparate il lui dit : « Heureux… » C’est sa première parole publique dans le récit de Matthieu. Et qui est heureux ? Les cœurs pauvres, les doux, ceux qui ont faim et soif de justice, les cœurs purs, les artisans de paix, ceux qui sont persécutés pour la justice… Heureux sont-ils, car le royaume des cieux est à eux. C’est au présent dans la première et la huitième béatitude et entre ces deux présents, des futurs : ils seront appelés fils de Dieu, ils verront Dieu. Ils sont déjà fils de Dieu par la qualité de leurs relations : ils seront appelés ainsi, ils verront Dieu à la fin de leur vie, même s’ils ne sont pas chrétiens.

Le même enseignement nous est donné en d’autres mots à la fin du même Evangile dans la parabole sur le jugement dernier (Mt 25,31-46). C’est la dernière parole publique de Jésus avant son procès et sa passion. Le fils de l’homme a devant lui toutes les nations. Il met les uns à sa droite avec ces mots : « Venez les bénis de mon Père, recevez en partage le royaume préparé pour vous depuis la fondation du monde » A nouveau le royaume, donné cette fois définitivement. Pour quelles raisons ? « Car j’avais faim et vous m’avez donné à manger, j’avais soif et vous m’avez donné à boire, j’étais nu et vous m’avez vêtu, j’étais en prison et vous êtes venus me visiter ». Et les justes lui demanderont : « Seigneur, quand est-il arrivé de te voir affamé et de te nourrir, assoiffé et de te donner à boire ? » «Chaque fois que vous l’avez fait à un des plus petits qui sont les miens, c’est à moi que vous l’avez fait. » Le Christ ressuscité était présent dans la vie de ces justes même s’ils ne le savaient pas ; il était présent lorsqu’ils exerçaient cette solidarité toute simple avec les plus démunis.

Les personnes que nous visitons sont parfois très loin de l’église. Mais la plupart d’entre elles ont cherché à vivre, comme elles le pouvaient, dans la pauvreté de cœur, la douceur, la justice la miséricorde, la paix… Elles ont essayé de faire un peu de bien, tout simplement, autour d’elles. Et bien, elles sont fils et filles de Dieu, même si elles ne sont pas baptisées, même si elles ne participent pas aux sacrements de l’église, même si elles ne vont jamais se confesser. Elles le sont devenues par la qualité de leur relation. En d’autre termes, si elles peuvent vivre comme cela, c’est que Dieu leur a donné de vivre de cette manière, parce qu’il est le premier à être pauvre, artisan de paix, doux, miséricordieux et juste. Etre fils ou filles de Dieu, c’est avoir été engendrés par lui à vivre comme lui. C’est pour cette raison que ces personnes ont tant à nous donner.

 

4. Relire notre relation à ces personnes

à la lumière de l’Evangile.

 

Quelques réflexions à partir de la lecture de l’Evangile que nous venons de faire. Etre passeur ou passeuse de vie auprès des personnes en souffrance, qu’est-ce que cela signifie ? Tout d’abord, c’est, me semble-t-il,  les écouter longuement et laisser retentir en nous leur cri de détresse, tout en restant nous-mêmes, en étant attentif à ne pas sombrer dans leur angoisse. Ce n’est possible que si nous avons déjà dépassé un peu en nous la peur de perdre les images idéales de nous mêmes, la peur de mourir. Au long des années, la relation vivante au Christ peut nous donner d’opérer cette traversée progressivement, à la mesure de la grâce qui est donnée.

Je me souviens, quand j’étais à l’hôpital lors de ma propre maladie, j’étais inquiet de savoir si je pourrais reparler normalement. Lorsque je posais cette question aux personnes qui venaient me visiter, la plupart du temps elles me rassuraient : « Mais si, tu vas pouvoir reparler !» Et moi je me disais « Qu’est ce qu’elles en savent ? » Et j’ai compris que ma question réveillait leur angoisse, et que ces visiteurs là ne pouvaient pas m’aider. Un jour, un de mes collègues m’a dit : « Je ne sais pas si tu vas pouvoir reparler, mais pour moi, ce qui est important, c’est que tu vives le plus dignement possible ce que tu as à vivre, parce que tu sais, un jour où l’autre, nous serons tous à ta place et à ce moment là, la manière dont tu vis ton épreuve aujourd’hui pourra nous aider. » Cette parole là, parmi d’autres qui résonnaient de la même manière, m’a permis d’émerger. Ce compagnon me disait : « Tu es en train de perdre l’image d’un homme qui parle distinctement, mais tu sais un jour, nous aurons tous à perdre l’une ou l’autre de ces images ; tous ceux et celles qui vivent dignement ce passage nous ouvrent un chemin de vie au cœur de la souffrance qui, en elle-même, n’a pas de sens. On peut rester des vivants, tout en étant physiquement diminués : ce message, c’est l’immense cadeau que nous apportent certaines personnes qui souffrent. Quand on va les visiter, on en ressort réconforté. C’est parce qu’elles nous disent : « Tu sais ne t’en fais pas ; dans ta vie, tu vivras des choses comme ça, mais regarde, on peut rester des humains, jusque tout au bout. »

Une deuxième réflexion : L’Evangile nous invite à croire que « le Christ est réellement présent » au cœur de la relation. Il se communique dans l’entre-nous de la rencontre, même si nous ne prononçons pas son nom, même si la personne visitée ne le connaît pas. Il se donne réellement dans la mesure où chacun est vrai avec lui-même, cherchant simplement à poser les gestes et à dire les paroles qui sonnent justes à ce moment là. Il est donc tout à fait possible de parler de ce qui fait la vie du patient, de ses enfants, de son métier, de ce qu’il ou elle aime dans la vie sans lui parler d’autre chose, tout en lui communiquant en même temps la présence réelle du Christ. Le signe de sa présence est la paix qui s’instaure dans le dialogue et une certaine joie dépouillée, mais bien réelle.

Il est possible que la personne visitée en arrive à vous poser des questions sur votre propre vie, votre famille, vos enfants… C’est un indice qu’elle sort déjà un peu de sa souffrance, qu’elle commence à émerger. Pourquoi hésiter à répondre et engager avec elle un dialogue de plus en plus fraternel ? C’est une manière de lui faire faire l’expérience de ce qu’est la communauté chrétienne, sans pour autant lui en parler : une communauté de frères et de sœurs qui vivent des relations de réciprocité. Mais il convient d’être attentif à ceci : bien veiller à ne pas se servir de la personne que l’on visite pour déposer auprès d’elle de sa propre souffrance ou le poids de son isolement. Il convient sur ce point d’être très vrai avec soi-même, à la manière du Christ, qui n’entre jamais en connivence avec le moindre mensonge.

Une troisième réflexion : Est-il possible, à certains moments, de parler explicitement de notre foi ? Cela dépend beaucoup des personnes et des circonstances et il n’est pas possible de proposer des principes généraux. Mais si la relation a évolué vers une relation de réciprocité, il est parfois possible de proposer une relecture chrétienne de ce que la personne vous confie : « Vous savez, je suis chrétien ; quand je vous entends parler de votre vie, pour moi, le Dieu auquel je crois est présent près de vous ». Cela ne peut se dire qu’au moment où la confiance est établie. Remarquez bien qu’il ne s’agit pas de « proposer la foi » ; c’est de l’ordre d’une relecture chrétienne de ce qui se passe dans la relation ; puis, on laisse la personne réfléchir. Parfois, la semaine d’après, ou un mois plus tard, elle vous fait le cadeau de vous en reparler.

Parfois, ce que nous ne pouvons pas dire en direct, nous pouvons le dire en parabole. C’est étonnant le nombre de paraboles dans les évangiles. Pourquoi le Christ a-t-il éprouvé le besoin de nous parler de Dieu, sans le nommer directement ? Dans une parabole, il nous parle d’un semeur, d’un maître de maison, d’une femme qui met un peu de levain dans la farine… Essayons de trouver des paraboles qui peuvent éveiller un au-delà du passage que vivent ces personnes démunies.
Une quatrième réflexion : il peut advenir des moments de célébration au cours de la relation, même si ce ne sont pas des célébrations « sacramentelles » proprement dites. Il arrive que des personnes souffrantes se mettent à parler d’elles, avec une telle intimité que leurs paroles résonnent comme une sorte de confession. Elles déposent auprès de vous le poids de leur vie et elles attendent de vous une parole de réconfort. Que ceux et celles parmi nous qui ne sont pas prêtres ne disent pas la parole sacramentelle « réservée » aux prêtres : « Au nom de Jésus Christ je te pardonne tes péchés… » Mais qu’ils n’hésitent pas à dire une parole de réconciliation et à poser un geste qui mettent dans la paix. Nous croyons que le Christ ressuscité se donne par ce geste et cette parole et réconcilie la personne qui les reçoit avec Dieu. C’est vrai aussi pour les paroles et les gestes en fin de vie quand un prêtre ne peut pas se libérer pour être auprès de la personne qui va partir. Nous pourrions appeler ces moments des « célébrations du Royaume » ; ils permettent au Christ de venir apaiser et sauver ceux et celles avec qui nous sommes en relation au nom de l’Eglise. Car l’Eglise elle-même est sacrement de salut, comme le dit le dernier concile, et elle nous envoie auprès d’eux en son nom.

Enfin, dernière réflexion : dans nos équipes, deux points d’attention peuvent beaucoup nous aider. Tout d’abord, lire l’Évangile ensemble, de manière à nous laisser progressivement conformer à la manière du Christ. La source de notre mission est là ! Ensuite, relire les dialogues concrets que nous avons eus avec les personnes qui souffrent. Oser entrer dans le détail et se dire les uns aux autres : voilà ce qu’elle m’a dit, voilà ce que j’ai répondu, qu’en pensez-vous ? Il importe de croiser la lecture de l’Evangile avec nos propres dialogues pastoraux pour nous laisser travailler de l’intérieur par la manière du Christ, qui peut devenir progressivement notre propre manière. Souvent je me dis : si nous commençons à regarder le monde avec les yeux de Dieu, nous verrons le Royaume un peu partout présent, un peu partout agissant et ce sera pour nous une source de joie. Nous entendrons résonner en nous une petite voix qui murmurera : « Heureux les yeux qui voient ce que vous voyez » (Lc 10,22).



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