Homélie de la fête de saint Louis — Diocèse de Blois

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Diocèse de Blois

Homélie de la fête de saint Louis

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25 août 2020, en la Cathédrale de Blois
Journée de rentrée des chefs d'établissement de l'enseignement catholique

HOMÉLIE DE LA FÊTE DE SAINT LOUIS

mardi 25 août 2020, cathédrale de Blois

 

Jacques 3, 13-18

Psaume 24

Jean 18, 33-38

 

    Saint Louis a vécu dans une société très différente de la nôtre. Une époque qu’on a souvent tendance à caricaturer, soit pour entretenir l’illusion et la nostalgie d’une chrétienté uniforme qui n’a jamais existé comme telle, soit pour reprendre le mythe inventé par Michelet du moyen âge comme l’« âge sombre » de l’Europe. L’historien Jacques Le Goff, dans son étude monumentale sur Saint Louis, a bien montré à quel point le treizième siècle a été un grand siècle, un siècle d’expansion et de rayonnement, pour la France en particulier. Une France qui est en train de naître comme nation au sens propre : « Sous Saint Louis, l’administration du royaume de France commence à écrire en français, et il est le premier roi de France que nous pouvons entendre s’exprimer en français. Le théâtre renaît, qui sort de l’Église et prend la ville pour scène. Les fêtes se répandent dans la rue… Le triomphe du vitrail inonde les églises de lumière colorée, la sculpture montre un "beau Dieu" à Amiens et fait sourire les anges à Reims. [Après le triomphe du roman au siècle précédent], le gothique est une fête… La terre n’est plus seulement le reflet rongé par le péché du Paradis perdu : l’homme, fait à l’image de Dieu et collaborant ici-bas à l’œuvre divine de la Création, peut y produire et y goûter des biens qui s’épanouiront au Paradis retrouvé à la fin du temps[1]. » On peut parler d’un véritable humanisme médiéval, à l’intérieur duquel Saint Louis a grandi et régné.

    Cet humanisme s’est accompagné d’une efflorescence intellectuelle sans précédent dans notre pays. Mais ce qui mérite particulièrement notre attention en ce jour de rassemblement pour notre enseignement catholique régional, c’est que cette efflorescence intellectuelle s’est orientée, non vers des spéculations abstraites, mais vers l’édification dans tous les sens du terme. De même que l’architecture prenait un nouvel essor avec les églises gothiques, de même l’éducation nourrissait l’ambition de construire et de structurer l’esprit. « Lancés vers le Ciel, les clochers et les flèches gothiques donnaient l’image d’une œuvre humaine recevant la lumière d’en haut, et non plus celle d’une sorte de sarcophage dont le couvercle ressemblait à un bouclier résistant aux atteintes du monde. Les monastères cisterciens s’étaient écartés des villes… ; au contraire, les cathédrales gothiques dominent les villes… [Après Notre-Dame de Paris], Chartres, Reims, Bourges, Amiens, Cologne, Strasbourg, Wells, Marbourg, León voient se dresser des cathédrales qui trônent au milieu des villes qu’elles couronnent [2]. » Et on peut risquer un parallèle entre cette architecture de pierre plantée au milieu des habitations des hommes, et l’architecture intellectuelle que recherchaient les toutes nouvelles universités qui naissaient un peu partout en Europe (Paris, Bologne, Oxford…). C’est ainsi qu’on a pu écrire que « la cathédrale gothique est un immense système de déductions pétrifiées » et que « comme la Somme théologique, elle paraît incarner le savoir humain qui s’élance de la Terre vers le Ciel pour convoler avec lui dans des noces spirituelles [3]. »

    À célébrer les noces du Ciel et de la Terre, tous sans exception doivent se savoir invités. C’est pourquoi, de même que l’accès à l’église cathédrale est ouvert à tous, de même, dans les universités, l’Église défend la gratuité des études car elle est convaincue que, puisque la connaissance est un don de Dieu, elle ne peut pas se vendre. L’Église prend donc en charge le salaire des maîtres et invente pour les étudiants le système des bourses, en même temps qu’elle favorise la création des « collèges » pour héberger les plus pauvres d’entre eux.

    Ce qui est destiné à tous, l’accès à Dieu et l’accès à la connaissance, doit aussi permettre à chacun de faire l’unité de sa vie. Il ne s’agit pas seulement d’enseigner, il s’agit de relier entre eux les savoirs, de les organiser en un ensemble cohérent qui pourra structure tous les domaines de l’existence : un squelette intellectuel et spirituel qui fera tenir debout. Cela nous amène à considérer un troisième genre de constructions, ajouté aux églises et à la théologie : des œuvres qui s’efforcent d’opérer une synthèse entre la théologie et ce qu’on appelait à l’époque les sept « arts libéraux », on dirait aujourd’hui les disciplines profanes (grammaire, dialectique, rhétorique d’un côté ; mathématiques, géométrie, musique et astronomie de l’autre)[4]. Pour relier les savoirs humains et la science divine, on imagine à cette époque des sortes d’encyclopédies, qu’on appelait à l’époque des « miroirs » (parce qu’elles étaient censées refléter comme un miroir l’ensemble des connaissances disponibles). Parmi ceux qui rédigeaient ces « miroirs », certains ont été de grands génies comme Roger Bacon et saint Bonaventure pour les franciscains, saint Albert le Grand et de saint Thomas d’Aquin pour les dominicains ; d’autres ont été des compilateurs plus modestes. Mais tous considéraient que le but premier de l’éducation n’est pas une tête bien pleine, mais une tête bien faite, et que ce n’est pas d’arriver à l’efficacité maximale, mais plutôt à la manière la plus sage de conduire sa vie (« l’homme de sagesse et d’expérience », entendions-nous tous à l’heure dans la lettre de saint Jacques, est celui qui « prouve par sa vie exemplaire que la douceur de la sagesse inspire ses actes »).

    Une catégorie particulière de ces encyclopédies du bien vivre, de ces « miroirs », est restée dans l’histoire sous le nom de « miroir des princes ».  Dans le système monarchique, le roi est en principe détenteur de tous les pouvoirs. Il faut donc trouver des moyens de canaliser son pouvoir, et on se dit que le moyen le plus sûr est de lui apprendre, dès sa jeunesse, à limiter lui-même ses propres désirs et ses propres caprices : le « miroir des princes » est donc tout autant un traité de morale qu’un traité des arts et des sciences à l’usage du futur monarque. Si l’on veut, en effet, qu’une nation soit sage, il faut que celui qui est placé à sa tête soit un sage entre les sages. Voilà pourquoi Saint Louis, au milieu de ses responsabilités de chef d’État, a pris le temps de rédiger pour son fils Philippe et pour sa fille Isabelle un semblable « miroir », parce qu’il considérait qu’un futur roi ou une future reine devait avant toute autre chose apprendre à bien vivre, à vivre selon le bien, et que le reste suivrait nécessairement. « Mon fils, écrit-il, prends garde que tu ne déclines de bien faire, ni ne fasses chose que tu ne devrais pas faire. » En termes plus directement religieux, cela signifie que Dieu doit toujours être premier servi, et que toute chose doit être faite à sa lumière : « Avance le bien par tout ton pouvoir », voilà peut-être la phrase qui résume le mieux le programme moral, humain et politique que Saint Louis propose à sa descendance.

    Bien entendu, Saint Louis ne s’est pas imaginé pouvoir faire à lui seul l’éducation de ses enfants : comme c’était l’usage à l’époque chez les grands, il s’en est remis à des précepteurs, ecclésiastiques pour la plupart. Mais la conscience aiguë qu’il a eue de sa responsabilité propre l’a conduit à ne pas se dessaisir sur d’autres de cette responsabilité, mais à l’exercer à sa place pendant qu’eux-mêmes l’exerçaient à la leur. On peut donc voir en lui un précurseur de ce « pacte éducatif » entre les parents et les éducateurs que nous appelons aujourd’hui encore de nos vœux et que vous essayez de promouvoir en redisant sans cesse aux parents à quel point vous avez besoin d’eux comme ils ont eux-mêmes besoin de vous pour l’éducation de leurs enfants.

    En résumé, de cette fête de saint Louis qui peut nous paraître bien loin de nous et de nos préoccupations immédiates, je vous propose de retenir ces deux choses :

        1/ D’une part, que le but de l’éducation ne doit jamais être une hyper spécialisation dans un domaine particulier, même à des fins de sécurité de l’emploi, mais l’architecture d’une intelligence qui devient capable d’accueillir et de mettre à sa place tout ce qui la fera grandir tout au long de sa vie – en un mot, une capacité d’auto-formation et d’auto-perfectionnement. En notre temps, les savoirs et les compétences sont parvenus à un tel stade de spécialisation qu’il est illusoire d’espérer les embrasser du regard, comme on le pensait encore au moyen âge. Mais il est plus important que jamais qu’à défaut de pouvoir les unifier, nous soyons nous-mêmes unifiés, faute de quoi nous risquerons de faire de nos savoirs et de nos techniques un usage littéralement insensé et destructeur.

        2/ D’autre part, que cela n’est possible qu’à condition de laisser tous les acteurs de l’éducation jouer pleinement leur rôle : la famille en premier lieu, les éducateurs « instituteurs », c’est-à-dire chargés de poser les bases générales du savoir et du savoir vivre, antérieurement à toute spécialisation, ceux qui feront grandir et se raffermir spirituellement une liberté et une responsabilité, et pour finir, mais seulement pour finir, ceux qui aideront cette jeune liberté à prendre sa place dans la communauté humaine dans un domaine particulier, plus manuel ou plus intellectuel, où elle pourra agir en synergie avec tous les autres. Notre place dans la communauté productive, notre place dans la communauté spirituelle et notre place dans la communauté politique ont ainsi partie liée. On a souvent dit que la société médiévale était hiérarchique. Elle l’était effectivement, et peut-être l’était-elle trop. Ce qui me paraît certain, c’est que nos sociétés, à force de récuser toute hiérarchie, perdent aussi la conscience de notre interdépendance (ou ne la retrouvent que dans des moments de crise où l’on se met par exemple à applaudir les soignants pour s’empresser de les oublier ensuite, ou les forces de l’ordre pour mieux les conspuer plus tard). Il est urgent de repenser notre société comme un corps où chaque membre est indispensable à la vie de l’ensemble. Dans notre monde qui ne construit plus de cathédrales et qui voit brûler certaines d’entre elles, l’humanité, pour ne pas périr, a grand besoin de veiller à se construire elle-même. L’école, et l’école catholique en particulier, est au cœur de cette mission.

 

 

[1] Jacques Le Goff, Saint Louis, Gallimard 1996, p. 63.

[2] Jean Brun, L’Europe philosophe, Stock 1988, p. 113.

[3] J. Brun, L’Europe philosophe, p. 113-114.

[4] Cf. J. Verger, Les universités au Moyen Âge, PUF 1973.

 

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