Homélie pour l'ordination sacerdotale de l'Abbé Thibault Ries — Diocèse de Blois

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Homélie pour l'ordination sacerdotale de l'Abbé Thibault Ries

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Dimanche 23 août 2020, en la cathédrale Saint Louis de Blois

HOMÉLIE D’ORDINATION SACERDOTALE DE THIBAULT RIÈS

Dimanche 23 août 2020, cathédrale de Blois

Mémoire liturgique de saint Louis, patron du diocèse

 

 

(Lectures du 21e dimanche de l’année A)

Isaïe 22, 19-23

Psaume 137

Romains 11, 33-36

Matthieu 16, 13-20

 

 

    Les ordinations sacerdotales sont célébrées traditionnellement à la fin du mois de juin, en la fête de Saint Pierre et Saint Paul. La crise sanitaire nous a obligés à différer de deux mois celle de Thibault : nous la célébrons aujourd’hui sous le signe de Saint Louis, patron de notre diocèse, mais avec les lectures du 21e dimanche qui nous font retrouver l’évangile de la fête de Saint Pierre et Saint Paul, avec au centre la figure de Pierre.

 

    Avant de commenter cet évangile, arrêtons-nous quelques instants sur une autre figure, aussi peu connue que celle de Pierre est célèbre : la figure de Shebna qui apparaît dans la première lecture. Shebna fait partie de ces personnages sans intérêt par eux-mêmes qui croisent par hasard l’histoire du salut (comme Ponce Pilate). Nous sommes au VIIIe siècle avant Jésus-Christ, sous le règne d’Ézéchias roi de Juda. Qui est Shebna ? C’est un parvenu, qui s’est hissé aux plus hautes fonctions à force d’intrigues : il a fini par devenir maire du palais royal. C’est l’exemple-type de l’intrigant auto-proclamé (comme on dit aujourd’hui) : celui qui se concilie les faveurs du prince, et qui finalement s’attribue à lui-même sa charge.

    Ce qui est intéressant dans « l’affaire Shebna », c’est qu’elle donne l’occasion à Dieu d’intervenir pour dire ce qu’il veut faire. Il veut transférer les pouvoirs usurpés sur quelqu’un qui en est digne, et tout particulièrement un pouvoir qui est la synthèse de tous les pouvoirs – le pouvoir des clefs : celui qui détient les clefs du palais du roi est le représentant du roi, le détenteur de tous ses pouvoirs. Mais le texte prend soin de préciser que ce pouvoir ne sera pas arbitraire : ce sera une autorité paternelle, qui s’exercera pour le bien des « habitants de Jérusalem » et de « la maison de Juda ». En effet, l’autorité de l’intendant est l’image même de l’autorité du souverain : si par malheur cette autorité devenait arbitraire, despotique, ce serait le roi lui-même qui serait déshonoré.

 

    Dans l’évangile de la primauté de Pierre, où Simon-Pierre a la révélation de l’identité de Jésus, c’est le même symbole des clefs qui est utilisé par Jésus : « je te donnerai les clefs du royaume des cieux ». Mesurons bien ce que cela veut dire : Jésus confie à Pierre son propre pouvoir ; il fait de Pierre lui en quelque sorte son premier ministre, ou mieux son plénipotentiaire. Puisque Jésus est « le Christ, le Fils du Dieu vivant », Dieu avec nous, le pouvoir qu’il confie à Pierre ne vient pas de ce monde, de « la chair » et du « sang » : c’est un pouvoir divin, qui s’étend jusqu'au séjour des morts. Celui qui détient un tel pouvoir s’appelle lui-même dans l’Apocalypse (3, 7) « le Saint et le Vrai » : autant dire que celui à qui son pouvoir sera délégué devra être lui-même véridique et aspirer à la sainteté.

    Pour exprimer la manière dont s’exercera ce pouvoir, Jésus utilise deux verbes : lier et délier (« tout ce que tu auras lié sur la terre sera lié dans les cieux ; tout ce que tu auras délié sur la terre sera délié dans les cieux »). Dans le langage à la fois religieux et juridique de l’époque, ces mots équivalaient d’une part à « interdire » ou « condamner » (lier), et d’autre part à « autoriser » ou « pardonner » (délier). Jésus dira quelque chose d’équivalent le soir de Pâques en apparaissant aux Onze : « recevez l’Esprit Saint : ceux à qui vous remettrez les péchés (que vous « délierez » de leurs péchés), ils leur seront remis ; ceux à qui vous les retiendrez (que vous laisserez « liés » par leurs péchés), ils leur seront maintenus. »

 

    Ces paroles sont très importantes pour comprendre la mission du prêtre : le prêtre est d’abord celui par qui Dieu pardonne les péchés. Bien sûr la mission du prêtre consiste en premier lieu à annoncer l’Évangile, comme nous l’a rappelé le Concile Vatican II. Mais l’Évangile, ce ne sont pas des idées généreuses (« Dieu aime tout le monde ») ou des « valeurs » comme on dit aujourd’hui (« il faut être gentil, il faut être tolérant, il faut surtout s’appliquer à penser et à se comporter comme tout le monde ») : l’Évangile, c’est la Bonne Nouvelle du pardon des péchés. C’est ce dont l’homme est absolument incapable, car pardonner les péchés, c’est refaire surgir la vie là où régnait la mort.

    En même temps que la mission d’annoncer le pardon des péchés, le prêtre a reçu le pouvoir de faire ce qu’il annonce. En effet, la parole de délivrance de l’Évangile se fait action dans la célébration des sacrements : le baptême (« je reconnais un seul baptême pour le pardon des péchés », disons-nous dans le Credo), mais aussi le sacrement de réconciliation, si dramatiquement négligé aujourd’hui, et bien sûr l’eucharistie, qui est célébrée pour le pardon des péchés puisqu’en elle c’est le sacrifice de la croix qui nous est rendu présent. L’eucharistie est l’action de grâce de l’Église tout entière unie à son Seigneur, mais cette action de grâce est rendue possible par le sacrifice pascal qu’elle rend présent. C’est ce que nous rappelle un grand texte du Concile : « toutes les fois que le sacrifice de la Croix par lequel le Christ notre Pâque a été immolé se célèbre sur l’autel, l’œuvre de notre rédemption s’accomplit » (Lumen Gentium 3).

 

    Mais si le prêtre est celui par qui s’opère le pardon des péchés avec le pouvoir même du Christ, alors le prêtre est appelé à reproduire dans sa vie l’itinéraire sacrificiel du Christ. On ne devient pas prêtre pour faire fortune, ni pour fonder une famille, ni pour mettre en valeur ses talents, encore moins pour avoir du succès : on devient prêtre d’abord pour « imiter dans sa vie ce que l’on célèbre dans ces rites », comme je le dirai tout à l’heure à Thibault en lui remettant le calice et la patène. Il faut bien sûr souhaiter à la prédication et à l’action du prêtre le plus grand rayonnement possible, mais ce n’est pas ce rayonnement extérieur qui fera la fécondité de sa vie : ce qui fera la fécondité de sa vie, c’est la manière dont il s’unira au mystère pascal de son Seigneur, faisant même de ses épreuves – et peut-être surtout de ses épreuves – la matière de son offrande. Moins que personne, le prêtre ne peut rester extérieur à ce qu’il fait : car ce qu’il fait, c’est le mystère même du Christ qu’il rend présent pour son peuple jusqu’à ce qu’il vienne.

    Tout autant qu’il est inséparable du Christ, le prêtre est inséparable de l’Église. « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église. » Le mot « Église » est très rare dans les évangiles : il n’apparaît que deux fois, toujours dans saint Matthieu, mais dans des moments-charnière comme c’est le cas ici. Ceux qui s’emploient à disqualifier l’Église sont bien embarrassés par ce genre de texte : il leur reste la ressource de disqualifier le texte lui-même, ou bien de le réécrire, en disant en substance : « Soit, accordons aux chrétiens que Jésus a probablement existé. Il a expliqué à ses disciples qu’il fallait s’aimer les uns les autres – ce que les chrétiens se sont empressés de ne pas faire – et après sa disparition ces mêmes disciples ont inventé sa résurrection, et pour s’organiser et préserver leurs privilèges de dirigeants de la communauté, ils ont bâti leur Église. » « Jésus a annoncé le royaume, et c’est l’Église qui est venue » disait Alfred Loisy… Mais malheureusement pour eux, Jésus ne dit pas ici à Pierre « tu bâtiras une Église », ni même « tu me bâtiras une Église », il lui dit : « Je bâtirai mon Église ». Quelles que soient les vicissitudes de l’histoire, quels que soient les péchés commis par ses membres, c’est toujours son Église, et c’est toujours Lui qui la bâtit.

 

    C’est toujours son Église, dira-t-on, mais il est parfois difficile de reconnaître sur son visage le visage de son Seigneur. Est-ce plus difficile aujourd’hui qu’à d’autres époques ? Je n’en sais rien. Le propre du magistère médiatique qui s’exerce aujourd’hui, c’est de nous entraîner dans un tourbillon de messages accumulés et de nous interdire toute prise de distance et toute mise en perspective. L’incapacité à juger notre époque avec un recul historique suffisant est une des plaies de notre temps.

    Il reste cependant que le péché dans l’Église défigure l’Église, et que le péché des clercs est le plus intolérable de tous, parce qu’ils sont ministres de sainteté pour chacun des baptisés. Nous l’avons vu dans la première lecture, si le détenteur des clefs du palais du roi a une conduite indigne, il déshonore le roi. Celui qui déshonore l’Église ne fait pas seulement du mal à l’Église, il fait du mal à ceux qui lui faisaient confiance ; et il ne fait pas seulement du mal à ceux qui lui faisaient confiance, il déshonore le Roi des rois et le fait passer pour un menteur. On ne demande pas au prêtre d’être parfait : on lui demande de ne pas être menteur. On lui demande, légitimement, de ne jamais oublier que la place particulière qui lui est faite dans l’Église ne lui est donnée que pour que le Christ puisse, en se servant de Lui, continuer à bâtir son Église.

 

   Mais quelle grandeur et quelle beauté dans la mission du prêtre ! Mis à part d’entre les hommes pour puiser à pleines mains dans les trésors du Roi et pour les distribuer avec prodigalité, il ne doit pas avoir peur car Dieu le revêt de sa grâce comme d’un manteau. C’est ainsi que je comprends les paroles de la première lecture : « je le revêtirai de ta tunique, je le ceindrai de ton écharpe, je lui remettrai tes pouvoirs. » Ces paroles, cher Thibault, tu pourras y penser tout à l’heure lorsqu’on te revêtira de l’étole et de la chasuble, comme à des paroles que le Père des cieux lui-même adresse à son Fils, et à travers lui à toi-même. Dieu dit à son Fils : celui que tu as choisi pour être prêtre dans ton Église « je le revêtirai de ta tunique, je le ceindrai de ton écharpe, je lui remettrai tes pouvoirs ». Autrefois, on prononçait des prières particulières en revêtant l’étole et la chasuble. Permettez-moi de vous en citer deux extraits : « Revêts-moi, Seigneur, de l’étole d’immortalité perdue par nos premiers parents : que j’aie part à ta joie éternelle. » Et encore : « Seigneur, toi qui as dit "mon joug est facile à porter, et mon fardeau léger", accorde-moi de le porter de manière à accueillir ta grâce. »

    Je sais à quel point de telles paroles sont inaudibles pour beaucoup de nos contemporains, parce qu’ils ont été éduqués dans l’horreur des différences : différences dans le monde entre cultures, religions et générations, entre hommes et femmes ; différences dans l’Église entre séculiers et religieux, entre prêtres et laïcs, entre hommes et femmes à nouveau. Or, même s’il existe des différences injustes et qu’il faut s’employer à faire disparaître (ce que notre époque appelle des « discriminations »), nous sommes obligés de constater que tout au long de l’histoire biblique, Dieu s’est ingénié à instaurer des différences chez ceux et celles qu’il a appelés. Il n’a pas agi ainsi parce qu’il nous voudrait inégaux, parce qu’il privilégierait les uns et brimerait les autres, mais parce qu’il nous veut tous interdépendants. Il ne veut pas le juif sans le grec, il ne veut pas l’homme sans la femme, il ne veut pas le chrétien consacré sans le chrétien dans le monde, il ne veut pas le prêtre sans le baptisé : il veut en somme que chacun sache bien que l’appel particulier dont il a fait l’objet est pour le service de tous.

    Voilà pourquoi saint Paul, dans la deuxième lecture que nous entendions tout à l’heure, après s’être montré décontenancé devant les différences établies par Dieu lui-même (en l’occurrence entre Israël et les Nations, entre l’Église issue des Juifs et l’Église issue des Païens), achève sa réflexion par une immense action de grâce. En ce jour de joie pour notre diocèse, nous ne saurions mieux faire que de reprendre à notre compte les paroles de cette action de grâce pour remercier Dieu du don qu’il fait à son Église. Oui, « quelle profondeur dans la richesse, la sagesse et la connaissance de Dieu ! … Qui a connu la pensée du Seigneur ? Qui a été son conseiller ? Qui lui a donné en premier et mériterait de recevoir en retour ? Car tout est de Lui, et par Lui, et pour Lui. À lui la gloire pour l’éternité ! Amen. »

 

 

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